La mémorisation des oeuvres musicales chez les pianistes par Pierre Vermersch et Delphine Arbeau : Différence entre versions

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== Analyse de la tâche de mémorisation des oeuvres musicales==
 
== Analyse de la tâche de mémorisation des oeuvres musicales==
 
Le modèle que nous présentons, ne cherche pas à retraduire toutes les variations de difficultés dans l'apprentissage de la mémorisation d'une oeuvre liées à son style plus ou moins prévisible dans ses procédés (baroque, classique) ou plus ou moins aléatoire (contemporain) ; ou encore à ses formes plus ou moins structurées, répétitives etc. On sait que plus un passage est techniquement difficile plus il fait l'objet de répétitions journalières et moins il demande d'activité de mémorisation en tant que telle, alors que l'exposé d'un sujet de fugue ou l'adagio d'une sonate, dans un mouvement lent ne présentant aucune difficulté, peut être l'occasion d'un trou de mémoire du fait de l'absence de ce travail technique. La synthèse à laquelle nous avons provisoirement aboutie est basée sur l'interprétation selon laquelle toute oeuvre musicale est à la fois une et multiple. D'un premier point de vue on peut mettre l'accent sur l'identité de l'oeuvre qu'elle soit jouée, écoutée ou écrite. D'un second point de vue, on peut insister sur l'importance de ce qui la fait apparaître comme multiple : d'une part la variété des supports la matérialisant : texte écrit en notation musicale, enregistrements sonores ; d'autre part la variété des supports cognitifs assurant une existence subjective (au sens de propre au sujet) : activité et images motrices, images visuelles, images auditives, verbalisation, ressenti expressif/émotionnel. Cette multiplicité de traductions matérielles et subjectives d'une même oeuvre musicale nous paraît centrale pour décrire et comprendre la mémorisation des oeuvres, tant en ce qui concerne la stupéfiante capacité de mémorisation des concertistes (ce sont de véritables athlètes de la mémorisation) que les échecs des pianistes ayant des difficultés à assurer le par coeur. A partir des entretiens que nous avons mené, nous allons nous attacher à montrer que les pianistes n'apprennent pas un "objet", mais au moins quatre. Que certains de ces objets s'imposent à l'attention de l'exécutant (comme le fait d'apprendre la séquence des actes moteurs au clavier) mais que les autres doivent faire l'objet d'apprentissages intentionnels supplémentaires, qui de plus devront être mis en relation grâce à d'autres activités délibérées qui s'ajouteront encore aux premières.
 
Le modèle que nous présentons, ne cherche pas à retraduire toutes les variations de difficultés dans l'apprentissage de la mémorisation d'une oeuvre liées à son style plus ou moins prévisible dans ses procédés (baroque, classique) ou plus ou moins aléatoire (contemporain) ; ou encore à ses formes plus ou moins structurées, répétitives etc. On sait que plus un passage est techniquement difficile plus il fait l'objet de répétitions journalières et moins il demande d'activité de mémorisation en tant que telle, alors que l'exposé d'un sujet de fugue ou l'adagio d'une sonate, dans un mouvement lent ne présentant aucune difficulté, peut être l'occasion d'un trou de mémoire du fait de l'absence de ce travail technique. La synthèse à laquelle nous avons provisoirement aboutie est basée sur l'interprétation selon laquelle toute oeuvre musicale est à la fois une et multiple. D'un premier point de vue on peut mettre l'accent sur l'identité de l'oeuvre qu'elle soit jouée, écoutée ou écrite. D'un second point de vue, on peut insister sur l'importance de ce qui la fait apparaître comme multiple : d'une part la variété des supports la matérialisant : texte écrit en notation musicale, enregistrements sonores ; d'autre part la variété des supports cognitifs assurant une existence subjective (au sens de propre au sujet) : activité et images motrices, images visuelles, images auditives, verbalisation, ressenti expressif/émotionnel. Cette multiplicité de traductions matérielles et subjectives d'une même oeuvre musicale nous paraît centrale pour décrire et comprendre la mémorisation des oeuvres, tant en ce qui concerne la stupéfiante capacité de mémorisation des concertistes (ce sont de véritables athlètes de la mémorisation) que les échecs des pianistes ayant des difficultés à assurer le par coeur. A partir des entretiens que nous avons mené, nous allons nous attacher à montrer que les pianistes n'apprennent pas un "objet", mais au moins quatre. Que certains de ces objets s'imposent à l'attention de l'exécutant (comme le fait d'apprendre la séquence des actes moteurs au clavier) mais que les autres doivent faire l'objet d'apprentissages intentionnels supplémentaires, qui de plus devront être mis en relation grâce à d'autres activités délibérées qui s'ajouteront encore aux premières.
# L'oeuvre musicale comme "programme moteur" à apprendre. Ce premier point de vue est le plus évident pour le musicien. Apprendre une oeuvre c'est de façon ambiguë apprendre à la réaliser au clavier, donc surmonter les difficultés d'exécution dans le mouvement demandé, avec l'expression et les nuances ; apprendre, c'est aussi, et c'est de cela dont nous nous occupons, pouvoir jouer sans la partition, par coeur. L'apprentissage manuel au clavier entraîne nécessairement par l'effet même de la répétition un apprentissage "incident" . On sait le caractère illusoire de cette impression de par coeur qui vient de la familiarité avec certains passages qui se déroulent d'eux-mêmes. Cette mémoire procédurale apporte peu de sécurité dans la mesure où elle ne permet pas d'anticiper ce qui va être joué au delà de deux ou trois sensations de doigts d'avance ; par ailleurs en cas de trous de mémoire elle exige du musicien qu'il reparte d'un début de séquence motrice clairement identifiée ce qui accentue la visibilité du trou de mémoire. Cependant, l'insuffisance de ce seul mode de travail s'affronte à la prégnance du travail au clavier, à l'impression qu'il n'y aura jamais assez de temps de travail digital pour surmonter les difficultés de réalisation au clavier et qu'en conséquence il n'est pas question de distraire du temps pour travailler hors du clavier. Cette fascination du musicien semble accentuée par une égale centration de son enseignant sur ce travail au clavier, qui dans le temps imparti par les leçons n'a pas le temps d'examiner "la manière de préparer le par coeur". Enfin, autre difficulté à se décentrer du travail au clavier, c'est le fait de renoncer au plaisir tactile, au bonheur de la dextérité dont témoigne de nombreux pianistes. Dans l'échantillon observé une grande différence apparaît dans la manière de travailler le clavier dans la perspective simultanée de l'apprentissage par coeur. Ce qui domine pour certains, c'est une claire conscience de l'importance de ce que l'on donne à faire aux mains, jusqu'à en parler à la troisième personne (comme si elles avaient une identité propre). Cette manière de travailler repose sur un souci aigu de doigter la partition dès le début, avant tout travail technique, qui ne commencera qu'une fois le doigté stabilisé et noté en détail sur la partition. Cela semble être issu des théories de l'école française sur l'importance des empreintes (P. Sancan, M. Jael) et la nécessité de n'introduire autant que possible aucun geste qui risquerait d'être modifié plus tard. Ensuite, le travail au clavier se fait lentement, fermement au fond du clavier, dans une intention claire "d'apprendre aux mains ce qu'elles auront à faire". Il y a là une véritable intention d'apprentissage, avec le projet à moyen terme de disposer d'un moyen de retrouver la partition en quelques heures de travail, même si elle n'a plus été jouée depuis logtemps. Ces pratiques repoussent le moment du plaisir musical. En ce sens elles supposent d'accepter la frustration qu'impose cette conduite de détour, en conséquence elles sont contre- intuitives et ne s'acquièrent que par un projet délibéré. Construire cet "objet" moteur, produit des apprentissages incidents de connaissance de la partition qui peut permettre d'en construire une image visuelle et/ou auditive, mais pour que ces aspects prennent la place de véritables supports de mémorisation il faut avoir des activités qui les construisent pleinement.
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===L'oeuvre musicale comme "programme moteur" à apprendre===
# L'oeuvre musicale comme "objet" sonore. C'est une seconde évidence trompeuse. On peut connaître l'oeuvre par des enregistrements, et le fait de la jouer au clavier la crée comme objet sonore (encore que le fait de jouer puisse oblitérer dans une large mesure l'écoute de ce que l'on produit Cf. Rosen 1993). Mais cette connaissance, ou cette familiarité génèrent plus une mémoire de reconnaissance qu'une mémoire de rappel permettant de traduire l'écoute intérieure en jeu au clavier. Mémoire de reconnaissance signifie, qu'après avoir entendu le son je peux savoir si c'est le bon, je le reconnais. Cette mémoire de reconnaissance permet d'identifier les fausses notes. Mais pour le par coeur, ce qui est recherché, c'est une mémoire de rappel qui permet de produire les sons. Or si la direction appuis de touche -> production de son est triviale parce que mécanique, la direction inverse : écoute (interne ou externe) -> appuis de touche rencontre de nombreuses difficultés. D'une part la mémoire sonore doit être polyphonique, quand on sait la prégnance de certaines voix sur d'autre, la difficulté d'entendre des accords un peu complexes, on se rend compte que l'écoute interne détaillée est une compétence très experte et dont ne disposent pas tous les pianistes professionnels de notre échantillon. D'autre part la traduction instantanée au clavier est acrobatique pour la plupart des musiciens et ils n'en disposent pas à un degré d'efficacité telle qu'ils y feraient confiance pour retrouver instantanément la réalisation au clavier avec certitude et précision. Cet apprentissage de l'objet sonore, mis à part la familiarité produite par le fait de l'entendre jouée, ne peut se développer comme support de connaissance de l'oeuvre qui viendra en étayage des autres apprentissages qu'en la couplant avec d'autres activités : fondamentalement, le son peut être soutenu par la verbalisation des notes (chanter une voie en jouant la ou les autres, ce que font tous les pianistes professionnels), mais aussi par l'audition interne de la partition dans un travail hors clavier (activité relativement rare dans notre échantillon), ou encore en accompagnement d'un travail sur clavier muet, ou sur tout support matériel servant de clavier improvisé (jouer sur les cuisses ou sur une table par exemple). Paradoxalement, le résultat essentiel que l'on veut obtenir : la musique en tant qu'objet sonore, est le plus mauvais support pour une mémoire de rappel permettant de jouer l'oeuvre avec confiance et certitude.
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Ce premier point de vue est le plus évident pour le musicien. Apprendre une oeuvre c'est de façon ambiguë apprendre à la réaliser au clavier, donc surmonter les difficultés d'exécution dans le mouvement demandé, avec l'expression et les nuances ; apprendre, c'est aussi, et c'est de cela dont nous nous occupons, pouvoir jouer sans la partition, par coeur. L'apprentissage manuel au clavier entraîne nécessairement par l'effet même de la répétition un apprentissage "incident". On sait le caractère illusoire de cette impression de par coeur qui vient de la familiarité avec certains passages qui se déroulent d'eux-mêmes. Cette mémoire procédurale apporte peu de sécurité dans la mesure où elle ne permet pas d'anticiper ce qui va être joué au delà de deux ou trois sensations de doigts d'avance ; par ailleurs en cas de trous de mémoire elle exige du musicien qu'il reparte d'un début de séquence motrice clairement identifiée ce qui accentue la visibilité du trou de mémoire. Cependant, l'insuffisance de ce seul mode de travail s'affronte à la prégnance du travail au clavier, à l'impression qu'il n'y aura jamais assez de temps de travail digital pour surmonter les difficultés de réalisation au clavier et qu'en conséquence il n'est pas question de distraire du temps pour travailler hors du clavier. Cette fascination du musicien semble accentuée par une égale centration de son enseignant sur ce travail au clavier, qui dans le temps imparti par les leçons n'a pas le temps d'examiner "la manière de préparer le par coeur". Enfin, autre difficulté à se décentrer du travail au clavier, c'est le fait de renoncer au plaisir tactile, au bonheur de la dextérité dont témoigne de nombreux pianistes. Dans l'échantillon observé une grande différence apparaît dans la manière de travailler le clavier dans la perspective simultanée de l'apprentissage par coeur. Ce qui domine pour certains, c'est une claire conscience de l'importance de ce que l'on donne à faire aux mains, jusqu'à en parler à la troisième personne (comme si elles avaient une identité propre). Cette manière de travailler repose sur un souci aigu de doigter la partition dès le début, avant tout travail technique, qui ne commencera qu'une fois le doigté stabilisé et noté en détail sur la partition. Cela semble être issu des théories de l'école française sur l'importance des empreintes (P. Sancan, M. Jael) et la nécessité de n'introduire autant que possible aucun geste qui risquerait d'être modifié plus tard. Ensuite, le travail au clavier se fait lentement, fermement au fond du clavier, dans une intention claire "d'apprendre aux mains ce qu'elles auront à faire". Il y a là une véritable intention d'apprentissage, avec le projet à moyen terme de disposer d'un moyen de retrouver la partition en quelques heures de travail, même si elle n'a plus été jouée depuis logtemps. Ces pratiques repoussent le moment du plaisir musical. En ce sens elles supposent d'accepter la frustration qu'impose cette conduite de détour, en conséquence elles sont contre- intuitives et ne s'acquièrent que par un projet délibéré. Construire cet "objet" moteur, produit des apprentissages incidents de connaissance de la partition qui peut permettre d'en construire une image visuelle et/ou auditive, mais pour que ces aspects prennent la place de véritables supports de mémorisation il faut avoir des activités qui les construisent pleinement.
# L'oeuvre musicale comme "image visuelle". Mémoriser la partition, peut vouloir dire encore s'en construire une image visuelle. Cette possibilité existe, elle a donné lieu à des récits dont on ne sait s'ils sont avérés ou mythiques sur la capacité pour certains d'avoir une mémoire quasi photographique. Nous n'avons pas rencontrés dans notre échantillon de telles compétences. Il est clair que cette possibilité de visualisation peut se décliner à des niveaux de précision différents. Mais la construction d'une image visuelle utile pour le rappel, si elle peut tabler pour une part sur l'apprentissage incident lié au fait de lire et relire la partition, ne pourra susciter un rappel précis que si elle est subordonnée à un travail cognitif délibéré supplémentaire (il ne se fait pas automatiquement). Enfin il faut tenir compte que tous les sujets n'ont pas une habileté spontanée à se donner des images visuelles. C'est un fait qui est connu dans le domaine de la rééducation des enfants à l'orthographe (Dilts 90, 95, Loiselle 85, Malloy 89), pour certains ils faut leur apprendre à se donner une image visuelle pour pouvoir évoquer la forme du signifiant linguistique, qui est le codage de l'information la plus efficace pour écrire un mot correctement. Nous avons rencontré un pianiste qui avait dû apprendre à se donner des images visuelles, avec un succès encore très modeste. En effet, le minimum semble être de visualiser grossièrement les pages (voir si ce que l'on joue est sur une page gauche ou droite), certains situent les lignes, ou la position de certaines tournes, quelques uns visualisent les notes mais généralement une voix ou une forme de mouvement général, d'autres visualisent les accords, suivant qu'ils sont très noirs (accords dissonants avec des grappes collées du fait des intervalles de seconde) ou aérés. Aucun n'a la possibilité de lire dans sa tête à partir d'une image visuelle de la partition. La construction de l'objet "image visuelle de la partition" est rarement mentionnée comme but délibéré : deux pianistes le font spontanément, pour les autres leur position est ambiguë dans la mesure où ils en reconnaissent la nécessité mais n'ont pas construit d'activité dédiée à cet apprentissage. Aucun pianiste ayant des problèmes de mémorisation n'utilise d'image visuelle pour accompagner leur rappel. La visualisation même grossière du support écrit (la partition) de la spatialisation de l'écriture, paraît être un soutien incontournable du lien entre déroulement des actes moteurs et "parcours" de la partition (effet de carte). Tous les pianistes professionnels de notre échantillon savent à quelle page se situe ce qu'il joue, mais nous verrons que ce savoir n'est pas nécessairement un "voir en image" il peut être de manière complémentaire ou non le fruit d'un récit. D'un point de vue théorique, la traduction sous forme d'image mentale visuelle de la partition semble une connaissance particulièrement fonctionnelle pour aider le pianiste à savoir où il en est dans son exécution (en particulier il relaie et soutient la conscience dans les oeuvres à structures très répétitives, ou présentant des répétitions légèrement décalées). De plus c'est probablement l'information la plus à même d'assurer une anticipation de ce qui va être joué. C'est le propre du support visuel de privilégier la simultanéité de l'accès aux informations et donc de faciliter la prise d'information anticipée. En même temps, construire (apprendre) cette représentation visuelle est une activité très détachée de la focalisation principale (le clavier), en ce sens elle est difficile à mobiliser comme activité autonome. Elle suppose, soit de travailler la partition seule, en vérifiant au fur et à mesure en fermant les yeux que l'on se construit une image exacte de chaque page, sinon chaque mesure ; soit à partir du moment où le par coeur est suffisamment construit, de jouer au clavier en s'attachant à visualiser mentalement ce que l'on joue. La construction d'une image visuelle peut aussi porter sur la localisation des mains sur le clavier. Dans ce cas le pianiste dans son travail hors clavier peut visualiser l'image de sa ou ses mains en même temps qu'il joue sur ses genoux, et qu'il imagine le son qui devrait l'accompagner. C'est un exemple parmi d'autres, des couplages et des étayages entre modalités sensorielles support des différentes représentations de l'oeuvre musicale.
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===L'oeuvre musicale comme "objet" sonore===
# Les verbalisations de l'oeuvre musicale. La partition peut encore faire l'objet d'une énonciation, d'un récit, d'un discours exprimé à haute voix. Ce faisant on fait appel à une nouvelle mémoire, y compris du point de vue neurologique ; on fait appel à un principe régulateur des déroulements d'action dans la mesure où le caractère séquentiel des actes s'harmonise au caractère également séquentiel du récit. Mais ce qui domine aussi ces verbalisations c'est qu'elles mobilisent le concept, qu'elles mobilisent différents plans
d'analyse et donc de dénominations qui individualisent les structures signifiantes de l'écriture musicale. - la verbalisation des notes. C'est un point que nous avons déjà cité. Il est peu structurant du point de vue de la réduction à des unités de mémorisation plus résumées, mais
il est la base d'une autre connaissance de la partition, et il est évident que pouvoir nommer de mémoire le sujet d'une fugue en permet la réalisation au clavier sans difficulté. Le point
délicat semble être de ne pas confondre la verbalisation à haute voix avec la lecture visuelle silencieuse, ou avec la traduction motrice du signe musical sans verbalisation de son nom. La plupart des pianistes intégrant cette lecture à voix haute avec un travail au clavier sur les
autres voix. Si la construction et la vérification du par coeur des notes verbalisées semble une base de sécurité très forte par rapport à la seule mémoire motrice ou auditive (musicale), en revanche le seul récit de la partition serait insuffisant s'il n'était pas encadré, soutenu par d'autres niveaux de descriptions structurant l'ensemble de l'oeuvre. - la verbalisation du contenant (structure spatiale de la partition). L'oeuvre musicale transcrite en notation musicale est "inscrite" dans une partition qui en tant que maquette typographique a des propriétés spatiales prégnantes. Si l'on prend comme unité initiale de description la page, l'oeuvre est répartie en un certain nombre de pages gauches et droites et chaque passage ou procédé d'écriture s'inscrit aussi dans cette dimension. Une manière de découvrir et d'apprendre la partition est de pouvoir décrire comment cette oeuvre s'inscrit dans la maquette, et de pouvoir en faire le récit à voix haute. Sachant que de même que le projet de dessiner un objet nous en fait parcourir les formes les arêtes et ce faisant nous le fait découvrir dans des propriétés qui étaient pourtant déjà devant notre oeil, la narration de cette spatialisation met à jour des propriétés remarquables de l'inscription typographique de l'oeuvre. Au delà de la page certains pianistes énoncent, avec la même intention, le nombre de ligne, le nombre de mesure par ligne. Cette mémorisation de ce que nous appelons le contenant peut aussi permettre un étayage de l'image visuelle de la partition. Mais le travail d'analyse peut encore se poursuivre. - la verbalisation des points de repères En deçà de cette description de la maquette peut s'opérer une analyse qui individualise les micro étapes de ce chemin de notes que le pianiste va parcourir pour jouer l'oeuvre. Bien sûr, il s'agit d'une métaphore, mais qui restitue assez bien le déroulement temporel du cheminement de mesure en mesure, de ligne en ligne. Cette analyse n'est pas celle de "l'analyse musicale" au sens classique et pédagogique du terme, elle est celle réalisée du point de vue de l'exécutant qui cherche à individualiser les microstructures et leur succession. Nous reviendrons plus loin sur la place de l'analyse harmonique et les macro structures de l'oeuvre qui ont un langage déjà bien défini, en revanche ici il s'agit d'un point de vue non standardisé, avec une verbalisation basée sur un vocabulaire souvent propre au pianiste. D'une part, il y a le travail de recherche des micro structures : par exemple "d'abord il y a une succession d'accord superposés aux deux mains jusqu'à la première mesure de la troisième ligne, ensuite une succession de groupe de quatre triples croches etc". Le but est d'identifier les singularités du chemin, de les nommer pour pouvoir les retenir, donc de les penser pour pouvoir les nommer. Dans la découverte initiale de la partition, ce travail peut se faire avant même de doigter et de déchiffrer l'oeuvre au clavier. Dans cette perspective sont nommés les tonalités, les changements de clefs ou de rythme, l'énonciation des nuances, mais aussi les repères de déplacements ou au contraire les pièges d'écriture qui font par exemple qu'une note écrite sur des lignes supplémentaires au dessus de la portée, en clef de sol, s'enchaîne sans déplacement avec la note suivante écrite, elle, dans la portée, mais avec le signe 8ve, indiquant de jouer à l'octave supérieure. Tous les accidents de terrains (relativement au point de vue d'un exécutant) sont ainsi identifiés, analysés, nommés. D'autre part quand le doigté sera stabilisé, le pianiste va rechercher des points de repère qui précédent, annoncent une difficulté, un changement important, une préparation décisive pour la réalisation. Cet ancrage va avoir valeur de préparation que le pianiste énoncera à voix haute, avant de l'intérioriser et de l'abréger, mais il va aussi avoir un effet d'amorçage pour le rappel en mémoire. La mémorisation de ces points de repère va constituer une grille de déclencheurs pour des séquences particulières. Le travail de recherche que nous avons entamé depuis sur la structuration initiale des partitions nouvelles montre qu'il y a là un soutien à l'appropriation de l'oeuvre et à sa mémorisation très puissant. - la verbalisation de l'analyse musicale de l'oeuvre. Il semble évident à tous les pianistes, même à ceux qui ne le font guère, qu'une connaissance de l'époque, du style, de la forme musicale, des caractéristiques d'écriture d'un compositeur permettent d'avoir une meilleure intelligence du texte et ainsi favorise la mémorisation d'une oeuvre que l'on comprend mieux. Il en est de même de l'analyse des grandes structures composant l'oeuvre, ou d'une analyse harmonique détaillée. Mis à part ce tout dernier point, la valeur fonctionnelle du reste paraît très indirecte pour ce qui est de la mémorisation proprement dite. Plus que faciliter la mémorisation, il semble que cela peut permettre en cas de doute de savoir avec certitude ce qui ne peut pas être écrit. Ainsi ce pianiste qui, pris d'une défaillance de mémoire, rajoute sans se troubler quelques mesures "à la manière" de Schumann pour rattraper la suite. L'analyse harmonique peut par contre servir de mémoire condensée : soit par la connaissance des accords et des procédés qui permettent facilement de reconstituer le tout, soit que des séries de notes arpégées se résument au nom de l'accord ainsi exploité évitant de mémoriser chaque note. Cependant dans notre échantillon de professionnels, l'exploitation de l'analyse harmonique est peu mobilisée pour la mémorisation. Plus troublant, elle peut être développée comme activité distincte de la mémorisation, sans mise en relation. Cette traduction verbale de l'oeuvre musicale a fait l'objet d'un traitement un peu plus détaillé que les précédentes, nous en résumons ici l'essentiel. Verbaliser, au sens de pouvoir énoncer à haute voix, a un rôle régulateur pour le déroulement de l'action ; pour pouvoir verbaliser, il faut pouvoir nommer ce que l'on décrit, et pour pouvoir nommer il faut d'abord en faire l'analyse (repérer, segmenter les unités), et faire l'analyse c'est découvrir pas à pas le détail de l'oeuvre musicale telle que la notation musicale nous la livre. Reste à mémoriser ces verbalisations et à les mettre en oeuvre dans le travail au clavier de manière systématique. Enfin, peut-être est-il important de souligner que l'on a affaire à une nouvelle mémoire du point de vue neurologique, puisqu'il s'agit de la mémoire d'un récit verbal.
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C'est une seconde évidence trompeuse. On peut connaître l'oeuvre par des enregistrements, et le fait de la jouer au clavier la crée comme objet sonore (encore que le fait de jouer puisse oblitérer dans une large mesure l'écoute de ce que l'on produit Cf. Rosen 1993). Mais cette connaissance, ou cette familiarité génèrent plus une mémoire de reconnaissance qu'une mémoire de rappel permettant de traduire l'écoute intérieure en jeu au clavier. Mémoire de reconnaissance signifie, qu'après avoir entendu le son je peux savoir si c'est le bon, je le reconnais. Cette mémoire de reconnaissance permet d'identifier les fausses notes. Mais pour le par coeur, ce qui est recherché, c'est une mémoire de rappel qui permet de produire les sons. Or si la direction appuis de touche -> production de son est triviale parce que mécanique, la direction inverse : écoute (interne ou externe) -> appuis de touche rencontre de nombreuses difficultés. D'une part la mémoire sonore doit être polyphonique, quand on sait la prégnance de certaines voix sur d'autre, la difficulté d'entendre des accords un peu complexes, on se rend compte que l'écoute interne détaillée est une compétence très experte et dont ne disposent pas tous les pianistes professionnels de notre échantillon. D'autre part la traduction instantanée au clavier est acrobatique pour la plupart des musiciens et ils n'en disposent pas à un degré d'efficacité telle qu'ils y feraient confiance pour retrouver instantanément la réalisation au clavier avec certitude et précision. Cet apprentissage de l'objet sonore, mis à part la familiarité produite par le fait de l'entendre jouée, ne peut se développer comme support de connaissance de l'oeuvre qui viendra en étayage des autres apprentissages qu'en la couplant avec d'autres activités : fondamentalement, le son peut être soutenu par la verbalisation des notes (chanter une voie en jouant la ou les autres, ce que font tous les pianistes professionnels), mais aussi par l'audition interne de la partition dans un travail hors clavier (activité relativement rare dans notre échantillon), ou encore en accompagnement d'un travail sur clavier muet, ou sur tout support matériel servant de clavier improvisé (jouer sur les cuisses ou sur une table par exemple). Paradoxalement, le résultat essentiel que l'on veut obtenir : la musique en tant qu'objet sonore, est le plus mauvais support pour une mémoire de rappel permettant de jouer l'oeuvre avec confiance et certitude.
# l'oeuvre musicale comme objet expressif, émotionnel, ressenti. L'oeuvre musicale, au fur et à mesure qu'elle est connue et maîtrisée, se construit encore comme une suite de moment expressifs, profondément ressentis, source d'un plaisir musical et d'une intention de "donner" à ce qui est joué un son, une émotion, une couleur. Cette dimension de l'oeuvre ne fait pas l'objet d'une recherche de mémorisation : aucun des pianistes interviewés n'en témoigne dans ces termes. En revanche, il semble bien que l'on ait là d'autres sources d'ancrages pour les microstructures de la partition, d'autres points de repères basés sur des émotions retrouvées, anticipées. Inversement, les pianistes travaillant des oeuvres qui ne les touchent pas ressentent comme une difficulté supplémentaire l'absence de cette dimension expressive émotionnelle.
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===L'oeuvre musicale comme "image visuelle"===
# en résumé ... Chaque objet composant une même oeuvre est distinct des autres : le fait de savoir jouer génère du son, mais le fait de connaître le son ne génère pas aussi directement les appuis de touches corrects. Chaque objet peut donner lieu à une activité d'apprentissage différente, mobilisant des expertises musicales différentes. Cette pluralité d'objets est importante à préciser parce qu'elle oblige à envisager une pluralité de mémorisation, éventuellement complémentaires, pouvant s'étayer réciproquement. Apprendre par coeur une oeuvre musicale pour un pianiste peut donc consister à apprendre par coeur plusieurs objets différents qui ne sont reliés que potentiellement. Certains apprentissages se font automatiquement par le seul fait de travailler au clavier, d'autres, comme la visualisation ou la verbalisation de la partition, l'audition interne, ne viendront se mettre en place que moyennant des activités d'apprentissage supplémentaires, délibérées, complètement différentes du simple fait de jouer sur un clavier.
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Mémoriser la partition, peut vouloir dire encore s'en construire une image visuelle. Cette possibilité existe, elle a donné lieu à des récits dont on ne sait s'ils sont avérés ou mythiques sur la capacité pour certains d'avoir une mémoire quasi photographique. Nous n'avons pas rencontrés dans notre échantillon de telles compétences. Il est clair que cette possibilité de visualisation peut se décliner à des niveaux de précision différents. Mais la construction d'une image visuelle utile pour le rappel, si elle peut tabler pour une part sur l'apprentissage incident lié au fait de lire et relire la partition, ne pourra susciter un rappel précis que si elle est subordonnée à un travail cognitif délibéré supplémentaire (il ne se fait pas automatiquement). Enfin il faut tenir compte que tous les sujets n'ont pas une habileté spontanée à se donner des images visuelles. C'est un fait qui est connu dans le domaine de la rééducation des enfants à l'orthographe (Dilts 90, 95, Loiselle 85, Malloy 89), pour certains ils faut leur apprendre à se donner une image visuelle pour pouvoir évoquer la forme du signifiant linguistique, qui est le codage de l'information la plus efficace pour écrire un mot correctement. Nous avons rencontré un pianiste qui avait dû apprendre à se donner des images visuelles, avec un succès encore très modeste. En effet, le minimum semble être de visualiser grossièrement les pages (voir si ce que l'on joue est sur une page gauche ou droite), certains situent les lignes, ou la position de certaines tournes, quelques uns visualisent les notes mais généralement une voix ou une forme de mouvement général, d'autres visualisent les accords, suivant qu'ils sont très noirs (accords dissonants avec des grappes collées du fait des intervalles de seconde) ou aérés. Aucun n'a la possibilité de lire dans sa tête à partir d'une image visuelle de la partition. La construction de l'objet "image visuelle de la partition" est rarement mentionnée comme but délibéré : deux pianistes le font spontanément, pour les autres leur position est ambiguë dans la mesure où ils en reconnaissent la nécessité mais n'ont pas construit d'activité dédiée à cet apprentissage. Aucun pianiste ayant des problèmes de mémorisation n'utilise d'image visuelle pour accompagner leur rappel. La visualisation même grossière du support écrit (la partition) de la spatialisation de l'écriture, paraît être un soutien incontournable du lien entre déroulement des actes moteurs et "parcours" de la partition (effet de carte). Tous les pianistes professionnels de notre échantillon savent à quelle page se situe ce qu'il joue, mais nous verrons que ce savoir n'est pas nécessairement un "voir en image" il peut être de manière complémentaire ou non le fruit d'un récit. D'un point de vue théorique, la traduction sous forme d'image mentale visuelle de la partition semble une connaissance particulièrement fonctionnelle pour aider le pianiste à savoir où il en est dans son exécution (en particulier il relaie et soutient la conscience dans les oeuvres à structures très répétitives, ou présentant des répétitions légèrement décalées). De plus c'est probablement l'information la plus à même d'assurer une anticipation de ce qui va être joué. C'est le propre du support visuel de privilégier la simultanéité de l'accès aux informations et donc de faciliter la prise d'information anticipée. En même temps, construire (apprendre) cette représentation visuelle est une activité très détachée de la focalisation principale (le clavier), en ce sens elle est difficile à mobiliser comme activité autonome. Elle suppose, soit de travailler la partition seule, en vérifiant au fur et à mesure en fermant les yeux que l'on se construit une image exacte de chaque page, sinon chaque mesure ; soit à partir du moment où le par coeur est suffisamment construit, de jouer au clavier en s'attachant à visualiser mentalement ce que l'on joue. La construction d'une image visuelle peut aussi porter sur la localisation des mains sur le clavier. Dans ce cas le pianiste dans son travail hors clavier peut visualiser l'image de sa ou ses mains en même temps qu'il joue sur ses genoux, et qu'il imagine le son qui devrait l'accompagner. C'est un exemple parmi d'autres, des couplages et des étayages entre modalités sensorielles support des différentes représentations de l'oeuvre musicale.
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===Les verbalisations de l'oeuvre musicale===
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La partition peut encore faire l'objet d'une énonciation, d'un récit, d'un discours exprimé à haute voix. Ce faisant on fait appel à une nouvelle mémoire, y compris du point de vue neurologique ; on fait appel à un principe régulateur des déroulements d'action dans la mesure où le caractère séquentiel des actes s'harmonise au caractère également séquentiel du récit. Mais ce qui domine aussi ces verbalisations c'est qu'elles mobilisent le concept, qu'elles mobilisent différents plans
d'analyse et donc de dénominations qui individualisent les structures signifiantes de l'écriture musicale. - la verbalisation des notes. C'est un point que nous avons déjà cité. Il est peu structurant du point de vue de la réduction à des unités de mémorisation plus résumées, mais
il est la base d'une autre connaissance de la partition, et il est évident que pouvoir nommer de mémoire le sujet d'une fugue en permet la réalisation au clavier sans difficulté. Le point
délicat semble être de ne pas confondre la verbalisation à haute voix avec la lecture visuelle silencieuse, ou avec la traduction motrice du signe musical sans verbalisation de son nom. La plupart des pianistes intégrant cette lecture à voix haute avec un travail au clavier sur les
autres voix. Si la construction et la vérification du par coeur des notes verbalisées semble une base de sécurité très forte par rapport à la seule mémoire motrice ou auditive (musicale), en revanche le seul récit de la partition serait insuffisant s'il n'était pas encadré, soutenu par d'autres niveaux de descriptions structurant l'ensemble de l'oeuvre. - la verbalisation du contenant (structure spatiale de la partition). L'oeuvre musicale transcrite en notation musicale est "inscrite" dans une partition qui en tant que maquette typographique a des propriétés spatiales prégnantes. Si l'on prend comme unité initiale de description la page, l'oeuvre est répartie en un certain nombre de pages gauches et droites et chaque passage ou procédé d'écriture s'inscrit aussi dans cette dimension. Une manière de découvrir et d'apprendre la partition est de pouvoir décrire comment cette oeuvre s'inscrit dans la maquette, et de pouvoir en faire le récit à voix haute. Sachant que de même que le projet de dessiner un objet nous en fait parcourir les formes les arêtes et ce faisant nous le fait découvrir dans des propriétés qui étaient pourtant déjà devant notre oeil, la narration de cette spatialisation met à jour des propriétés remarquables de l'inscription typographique de l'oeuvre. Au delà de la page certains pianistes énoncent, avec la même intention, le nombre de ligne, le nombre de mesure par ligne. Cette mémorisation de ce que nous appelons le contenant peut aussi permettre un étayage de l'image visuelle de la partition. Mais le travail d'analyse peut encore se poursuivre. - la verbalisation des points de repères En deçà de cette description de la maquette peut s'opérer une analyse qui individualise les micro étapes de ce chemin de notes que le pianiste va parcourir pour jouer l'oeuvre. Bien sûr, il s'agit d'une métaphore, mais qui restitue assez bien le déroulement temporel du cheminement de mesure en mesure, de ligne en ligne. Cette analyse n'est pas celle de "l'analyse musicale" au sens classique et pédagogique du terme, elle est celle réalisée du point de vue de l'exécutant qui cherche à individualiser les microstructures et leur succession. Nous reviendrons plus loin sur la place de l'analyse harmonique et les macro structures de l'oeuvre qui ont un langage déjà bien défini, en revanche ici il s'agit d'un point de vue non standardisé, avec une verbalisation basée sur un vocabulaire souvent propre au pianiste. D'une part, il y a le travail de recherche des micro structures : par exemple "d'abord il y a une succession d'accord superposés aux deux mains jusqu'à la première mesure de la troisième ligne, ensuite une succession de groupe de quatre triples croches etc". Le but est d'identifier les singularités du chemin, de les nommer pour pouvoir les retenir, donc de les penser pour pouvoir les nommer. Dans la découverte initiale de la partition, ce travail peut se faire avant même de doigter et de déchiffrer l'oeuvre au clavier. Dans cette perspective sont nommés les tonalités, les changements de clefs ou de rythme, l'énonciation des nuances, mais aussi les repères de déplacements ou au contraire les pièges d'écriture qui font par exemple qu'une note écrite sur des lignes supplémentaires au dessus de la portée, en clef de sol, s'enchaîne sans déplacement avec la note suivante écrite, elle, dans la portée, mais avec le signe 8ve, indiquant de jouer à l'octave supérieure. Tous les accidents de terrains (relativement au point de vue d'un exécutant) sont ainsi identifiés, analysés, nommés. D'autre part quand le doigté sera stabilisé, le pianiste va rechercher des points de repère qui précédent, annoncent une difficulté, un changement important, une préparation décisive pour la réalisation. Cet ancrage va avoir valeur de préparation que le pianiste énoncera à voix haute, avant de l'intérioriser et de l'abréger, mais il va aussi avoir un effet d'amorçage pour le rappel en mémoire. La mémorisation de ces points de repère va constituer une grille de déclencheurs pour des séquences particulières. Le travail de recherche que nous avons entamé depuis sur la structuration initiale des partitions nouvelles montre qu'il y a là un soutien à l'appropriation de l'oeuvre et à sa mémorisation très puissant. - la verbalisation de l'analyse musicale de l'oeuvre. Il semble évident à tous les pianistes, même à ceux qui ne le font guère, qu'une connaissance de l'époque, du style, de la forme musicale, des caractéristiques d'écriture d'un compositeur permettent d'avoir une meilleure intelligence du texte et ainsi favorise la mémorisation d'une oeuvre que l'on comprend mieux. Il en est de même de l'analyse des grandes structures composant l'oeuvre, ou d'une analyse harmonique détaillée. Mis à part ce tout dernier point, la valeur fonctionnelle du reste paraît très indirecte pour ce qui est de la mémorisation proprement dite. Plus que faciliter la mémorisation, il semble que cela peut permettre en cas de doute de savoir avec certitude ce qui ne peut pas être écrit. Ainsi ce pianiste qui, pris d'une défaillance de mémoire, rajoute sans se troubler quelques mesures "à la manière" de Schumann pour rattraper la suite. L'analyse harmonique peut par contre servir de mémoire condensée : soit par la connaissance des accords et des procédés qui permettent facilement de reconstituer le tout, soit que des séries de notes arpégées se résument au nom de l'accord ainsi exploité évitant de mémoriser chaque note. Cependant dans notre échantillon de professionnels, l'exploitation de l'analyse harmonique est peu mobilisée pour la mémorisation. Plus troublant, elle peut être développée comme activité distincte de la mémorisation, sans mise en relation. Cette traduction verbale de l'oeuvre musicale a fait l'objet d'un traitement un peu plus détaillé que les précédentes, nous en résumons ici l'essentiel. Verbaliser, au sens de pouvoir énoncer à haute voix, a un rôle régulateur pour le déroulement de l'action ; pour pouvoir verbaliser, il faut pouvoir nommer ce que l'on décrit, et pour pouvoir nommer il faut d'abord en faire l'analyse (repérer, segmenter les unités), et faire l'analyse c'est découvrir pas à pas le détail de l'oeuvre musicale telle que la notation musicale nous la livre. Reste à mémoriser ces verbalisations et à les mettre en oeuvre dans le travail au clavier de manière systématique. Enfin, peut-être est-il important de souligner que l'on a affaire à une nouvelle mémoire du point de vue neurologique, puisqu'il s'agit de la mémoire d'un récit verbal.
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===L'oeuvre musicale comme objet expressif, émotionnel, ressenti===
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L'oeuvre musicale, au fur et à mesure qu'elle est connue et maîtrisée, se construit encore comme une suite de moment expressifs, profondément ressentis, source d'un plaisir musical et d'une intention de "donner" à ce qui est joué un son, une émotion, une couleur. Cette dimension de l'oeuvre ne fait pas l'objet d'une recherche de mémorisation : aucun des pianistes interviewés n'en témoigne dans ces termes. En revanche, il semble bien que l'on ait là d'autres sources d'ancrages pour les microstructures de la partition, d'autres points de repères basés sur des émotions retrouvées, anticipées. Inversement, les pianistes travaillant des oeuvres qui ne les touchent pas ressentent comme une difficulté supplémentaire l'absence de cette dimension expressive émotionnelle.
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===en résumé===
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Chaque objet composant une même oeuvre est distinct des autres : le fait de savoir jouer génère du son, mais le fait de connaître le son ne génère pas aussi directement les appuis de touches corrects. Chaque objet peut donner lieu à une activité d'apprentissage différente, mobilisant des expertises musicales différentes. Cette pluralité d'objets est importante à préciser parce qu'elle oblige à envisager une pluralité de mémorisation, éventuellement complémentaires, pouvant s'étayer réciproquement. Apprendre par coeur une oeuvre musicale pour un pianiste peut donc consister à apprendre par coeur plusieurs objets différents qui ne sont reliés que potentiellement. Certains apprentissages se font automatiquement par le seul fait de travailler au clavier, d'autres, comme la visualisation ou la verbalisation de la partition, l'audition interne, ne viendront se mettre en place que moyennant des activités d'apprentissage supplémentaires, délibérées, complètement différentes du simple fait de jouer sur un clavier.
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== Éléments de conclusions==
 
== Éléments de conclusions==
 
Dans les limites de cet article nous n'avons pas développé tous les points d'information que nous avons recueillis. Au point de départ notre attention était focalisée sur les procédés originaux de mémorisation que les pianistes pouvaient mobiliser, or au final cela ne semble pas le point essentiel. Lorsque le pianiste a besoin d'apprendre par coeur au sens quasiment scolaire, par exemple pour apprendre des morceaux contemporains, il fait comme tout le monde en fractionnant en petites unités, en se récitant à plusieurs reprises les notes jusqu'à obtention d'une récitation exacte etc. Le point essentiel est en amont de la mémorisation : non pas comment apprendre, mais d'abord quoi apprendre. C'est en réponse à cette dernière question que les informations que nous avons recueillies sont les plus différenciées puisque cette prise de conscience d'une pluralité d'objets à apprendre n'est pas également faite par tous les pianistes. Cette conclusion sera fortement corroborée par ce qui fait défaut aux pianistes (non professionnels) qui ne savent pas apprendre par coeur les oeuvres musicales, le diagnostic initial fera apparaître l'absence totale de certains objets, et la rééducation qui suivra sera centrée non pas sur le geste mental de mémorisation, mais sur l'organisation de ce qu'il y a à apprendre et des temps d'exercice propre à travailler chaque aspects et leurs relations. Pour se représenter l'activité de mémorisation des oeuvres musicales il faut donc la penser dans un espace à plusieurs dimensions :
 
Dans les limites de cet article nous n'avons pas développé tous les points d'information que nous avons recueillis. Au point de départ notre attention était focalisée sur les procédés originaux de mémorisation que les pianistes pouvaient mobiliser, or au final cela ne semble pas le point essentiel. Lorsque le pianiste a besoin d'apprendre par coeur au sens quasiment scolaire, par exemple pour apprendre des morceaux contemporains, il fait comme tout le monde en fractionnant en petites unités, en se récitant à plusieurs reprises les notes jusqu'à obtention d'une récitation exacte etc. Le point essentiel est en amont de la mémorisation : non pas comment apprendre, mais d'abord quoi apprendre. C'est en réponse à cette dernière question que les informations que nous avons recueillies sont les plus différenciées puisque cette prise de conscience d'une pluralité d'objets à apprendre n'est pas également faite par tous les pianistes. Cette conclusion sera fortement corroborée par ce qui fait défaut aux pianistes (non professionnels) qui ne savent pas apprendre par coeur les oeuvres musicales, le diagnostic initial fera apparaître l'absence totale de certains objets, et la rééducation qui suivra sera centrée non pas sur le geste mental de mémorisation, mais sur l'organisation de ce qu'il y a à apprendre et des temps d'exercice propre à travailler chaque aspects et leurs relations. Pour se représenter l'activité de mémorisation des oeuvres musicales il faut donc la penser dans un espace à plusieurs dimensions :

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Ce texte a été publié comme article dans la revue française : Médecine des arts, 2, 1997. Consulté http://x-sides.net/_expliciter/IMG/pdf/memorisation_des_partitions.pdf le 10/2/2012.

Introduction[modifier]

Exécuter par coeur les oeuvres musicales est une obligation de fait pour les pianistes à toutes les étapes de leurs études et de leur carrière. À ce titre, la mémorisation des partitions pèse objectivement le même poids dans l'évaluation d'un pianiste que sa maîtrise du clavier ou sa sensibilité musicale. En effet, quelles que soient ses qualités d'interprète, si le jeune pianiste n'est pas capable de mémoriser efficacement et rapidement une partition, ses études professionnelles sont compromises. Il existe cependant une disparité étonnante entre l'abondance et la précision de tout ce qui concerne la pédagogie de la formation musicale, de l'apprentissage du clavier ou de l'interprétation et la pénurie de discours pédagogique et de recherches concernant l'apprentissage mémoriel des oeuvres . Pourtant cela reste une des grandes difficultés de la formation des musiciens, d'autant plus qu'elle peut leur sembler un peu gratuite, surajoutée aux exigences de la réalisation au clavier et ne reflétant pas directement une compétence musicale ou un objectif d'expression musicale. Cette exigence du "par coeur" est à l'origine de nombreux échecs des études professionnelles. Du point de vue du psychologue, la mémorisation des partitions est un résultat que l'on demande, une activité que l'on exige, mais en même temps elle ne semble pas faire l'objet d'une véritable formation. L'étude de la mémorisation des oeuvres est donc un objectif de recherche motivant, dans la mesure où il concerne une vraie difficulté cognitive. Le but est de répondre de manière descriptive à quelques questions : Qu'est-ce qu'apprendre par coeur une partition ? En quoi cela consiste t-il concrètement ? Que font ceux qui savent le faire pour y parvenir ? Sur quoi butent ceux qui n'y parviennent pas, ou pas de façon suffisamment efficace ou rapide ? Cet article ne cherchera donc pas à être prescriptif (énoncer ce qu'il faut faire pour mémoriser), mais descriptif (que font réellement les pianistes pour mémoriser). Il y a peu de recherches expérimentales de psychologie cognitive de la musique portant spécifiquement sur la mémorisation. Et celles qui existent ne sont pas très pertinentes à notre objet d'étude. Aucune, à notre connaissance, ne traite directement de la mémorisation chez les instrumentistes (par exemple Teplov 1966, Sloboda 1985, Deutsch 1982, Francès 1958, McAdams et Bigand 1994). La plupart portent sur le résultat des activités de rappel ou de reconnaissance et n'étudient pas le processus d'apprentissage proprement dit, ni le processus de rappel. De plus le matériel expérimental utilisé dans ces recherches est composé de brefs extraits à écouter, ou de chansons à reproduire, mais ne comporte rien concernant les instrumentistes. Il existe de très nombreuses recherches récentes sur la perception et la segmentation des structures sonores (Cf... les livres collectifs de Howell, West, Cross 1991 et McAdams et Deliège 1989), mais elles paraissent avoir peu de relations avec l'activité de musiciens qui entendent chaque jour les mêmes oeuvres et en ont une très bonne reconnaissance d'oreille par le seul effet de la répétition. Toutes ces recherches s'avèrent peu adéquates à notre propos car elles ne prennent pas en compte la spécificité de la conduite de mémorisation chez les instrumentistes :

  1. ceux-ci doivent apprendre des morceaux longs et difficiles, appartenant à un répertoire la plupart du temps déjà connu d'oreille, et non pas de petits extraits artificiels comme c'est le cas dans les recherches expérimentales ;
  2. ils apprennent ces partitions pour les jouer sur un instrument, donc ni pour être simplement reconnues, ni pour être chantées ou analysées ; la mémorisation est ici au service d'une tâche particulière : le pilotage de l'action matérielle de jouer ;
  3. ils répètent ces oeuvres, en totalité ou par fragments, plusieurs dizaines de fois par jour pendant des mois, contrairement à des expériences de laboratoire où les sujets ne sont exposés que très brièvement au matériel à mémoriser;

  4. ils mettent en oeuvre toutes ces activités avec une motivation et une pression de réussite
très forte, à la fois positive et stressante, qu'il est important de prendre en compte et
impossible de recréer artificiellement.
Toutes ces caractéristiques font qu'il est prématuré d'étudier cette mémorisation en laboratoire, selon une approche expérimentale. Avant toute chose, il est nécessaire de mettre en oeuvre
une méthodologie de description des pratiques effectives de mémorisation pour mieux les connaître et les comprendre. Une telle démarche ne vise pas le recueil des théories et opinions des pianistes sur la mémoire ou la mémorisation, mais la description concrète de ce qu'ils font dans une journée de travail au clavier et hors clavier. On donnera donc la primauté à la description des actes. Cela suppose d'interviewer des pianistes sur des moments spécifiés de leur pratique, en référence à une oeuvre particulière. Pour accomplir un tel recueil d'information nous avons mis en oeuvre les techniques de l'entretien d'explicitation (Cf. Vermersch 1994). Du point de vue de la recherche en psychologie de la cognition, cette tâche de mémorisation est exemplaire pour étudier les codages sensoriels utilisés pour se
représenter une réalité et ainsi montrer ce que peut être l'étude de la pensée privée (Vermersch 1993). Mais le choix du terrain de recherche est aussi motivé par l'existence d'un vrai problème (apprendre les partitions) et devrait donc déboucher sur un dialogue avec les musiciens dans ce domaine. Cette démarche qui privilégie la description de la pensée privée est en rupture avec les approches classiques de la cognition en ce sens qu'elle vise
l'élaboration d'une psycho-phénoménologie (Vermersch 1996). Nous résumerons d'abord la méthodologie. Puis nous présenterons une synthèse partielle des résultats de cette enquête centrée sur la pluralité des "objets " à apprendre. Il est clair que cette première présentation a une valeur exploratoire et vise à délimiter le champ des questions sur lequel travailler dans l'avenir.

Méthodologie[modifier]

Ce travail se base sur un premier échantillon de neuf pianistes. Il est composé d'un pianiste concertiste international, de trois jeunes pianistes sortis de leurs études et donnant des concerts de niveau national et régional, de deux pianistes en fin d'études. De plus, nous avons prolongé cette recherche en questionnant trois amateurs de haut niveau ayant interrompus leurs études professionnelles de pianistes, dont deux pour des problèmes de trous de mémoire lors des concours. Dans cet article nous ne mélangerons pas dans nos analyses ces trois derniers pianistes avec les professionnels, nous en traiterons en détail dans un article à venir consacré à la rééducation de l'apprentissage mémoriel des partitions. Mais les informations recueillies auprès de ces trois amateurs créent un contraste saisissant par rapport aux pratiques de ceux devenus professionnels et valident par différence certaines des conclusions actuelles. Un tel échantillon est limité, mais permet déjà d'avoir une première exploration des pratiques de mémorisation. L'important n'étant pas de viser un caractère représentatif, mais de disposer d'une variété suffisante de conduites de mémorisation pour vérifier qu'il n'y a pas homogénéité des procédés de mémorisation (si cela était, cela signifierait qu'il y a une pédagogie de la mémorisation, même si elle reste informelle). Cependant, depuis ce premier recueil, l'échantillon s'est agrandi, de manière à diversifier l'origine des des pianistes quant à leur formation sans que cela change les conclusions auxquelles nous avons abouti. L'entretien avec les pianistes se passe hors piano, et porte sur la manière dont ils s'y sont pris pour mémoriser une ou deux partitions particulières qu'ils choisissent eux même. La base de la méthode d'entretien étant de les faire s'exprimer non pas en général, mais en référence à une situation vécue de mémorisation réelle et spécifique. Ces contraintes permettent de mettre en oeuvre une technique originale d'interview : l'entretien d'explicitation (Cf. Vermersch 1994). Chaque entretien est enregistré en vidéo de façon à disposer à la fois du contenu verbal de l'échange et des indicateurs non verbaux qui pourront corroborer ce qui est dit ou non. Les enregistrements sont ensuite transcrits de manière standardisée, puis segmentés, en privilégiant les unités thématiques renvoyant à des aspects de la conduite de mémorisation. Nous allons présenté principalement un des points qui nous paraît crucial : le fait qu'une même oeuvre musicale peut être mémorisée sous forme d'objets cognitifs différents (image motrice, visuelle, auditive, narrative, sentie).

Analyse de la tâche de mémorisation des oeuvres musicales[modifier]

Le modèle que nous présentons, ne cherche pas à retraduire toutes les variations de difficultés dans l'apprentissage de la mémorisation d'une oeuvre liées à son style plus ou moins prévisible dans ses procédés (baroque, classique) ou plus ou moins aléatoire (contemporain) ; ou encore à ses formes plus ou moins structurées, répétitives etc. On sait que plus un passage est techniquement difficile plus il fait l'objet de répétitions journalières et moins il demande d'activité de mémorisation en tant que telle, alors que l'exposé d'un sujet de fugue ou l'adagio d'une sonate, dans un mouvement lent ne présentant aucune difficulté, peut être l'occasion d'un trou de mémoire du fait de l'absence de ce travail technique. La synthèse à laquelle nous avons provisoirement aboutie est basée sur l'interprétation selon laquelle toute oeuvre musicale est à la fois une et multiple. D'un premier point de vue on peut mettre l'accent sur l'identité de l'oeuvre qu'elle soit jouée, écoutée ou écrite. D'un second point de vue, on peut insister sur l'importance de ce qui la fait apparaître comme multiple : d'une part la variété des supports la matérialisant : texte écrit en notation musicale, enregistrements sonores ; d'autre part la variété des supports cognitifs assurant une existence subjective (au sens de propre au sujet) : activité et images motrices, images visuelles, images auditives, verbalisation, ressenti expressif/émotionnel. Cette multiplicité de traductions matérielles et subjectives d'une même oeuvre musicale nous paraît centrale pour décrire et comprendre la mémorisation des oeuvres, tant en ce qui concerne la stupéfiante capacité de mémorisation des concertistes (ce sont de véritables athlètes de la mémorisation) que les échecs des pianistes ayant des difficultés à assurer le par coeur. A partir des entretiens que nous avons mené, nous allons nous attacher à montrer que les pianistes n'apprennent pas un "objet", mais au moins quatre. Que certains de ces objets s'imposent à l'attention de l'exécutant (comme le fait d'apprendre la séquence des actes moteurs au clavier) mais que les autres doivent faire l'objet d'apprentissages intentionnels supplémentaires, qui de plus devront être mis en relation grâce à d'autres activités délibérées qui s'ajouteront encore aux premières.

L'oeuvre musicale comme "programme moteur" à apprendre[modifier]

Ce premier point de vue est le plus évident pour le musicien. Apprendre une oeuvre c'est de façon ambiguë apprendre à la réaliser au clavier, donc surmonter les difficultés d'exécution dans le mouvement demandé, avec l'expression et les nuances ; apprendre, c'est aussi, et c'est de cela dont nous nous occupons, pouvoir jouer sans la partition, par coeur. L'apprentissage manuel au clavier entraîne nécessairement par l'effet même de la répétition un apprentissage "incident". On sait le caractère illusoire de cette impression de par coeur qui vient de la familiarité avec certains passages qui se déroulent d'eux-mêmes. Cette mémoire procédurale apporte peu de sécurité dans la mesure où elle ne permet pas d'anticiper ce qui va être joué au delà de deux ou trois sensations de doigts d'avance ; par ailleurs en cas de trous de mémoire elle exige du musicien qu'il reparte d'un début de séquence motrice clairement identifiée ce qui accentue la visibilité du trou de mémoire. Cependant, l'insuffisance de ce seul mode de travail s'affronte à la prégnance du travail au clavier, à l'impression qu'il n'y aura jamais assez de temps de travail digital pour surmonter les difficultés de réalisation au clavier et qu'en conséquence il n'est pas question de distraire du temps pour travailler hors du clavier. Cette fascination du musicien semble accentuée par une égale centration de son enseignant sur ce travail au clavier, qui dans le temps imparti par les leçons n'a pas le temps d'examiner "la manière de préparer le par coeur". Enfin, autre difficulté à se décentrer du travail au clavier, c'est le fait de renoncer au plaisir tactile, au bonheur de la dextérité dont témoigne de nombreux pianistes. Dans l'échantillon observé une grande différence apparaît dans la manière de travailler le clavier dans la perspective simultanée de l'apprentissage par coeur. Ce qui domine pour certains, c'est une claire conscience de l'importance de ce que l'on donne à faire aux mains, jusqu'à en parler à la troisième personne (comme si elles avaient une identité propre). Cette manière de travailler repose sur un souci aigu de doigter la partition dès le début, avant tout travail technique, qui ne commencera qu'une fois le doigté stabilisé et noté en détail sur la partition. Cela semble être issu des théories de l'école française sur l'importance des empreintes (P. Sancan, M. Jael) et la nécessité de n'introduire autant que possible aucun geste qui risquerait d'être modifié plus tard. Ensuite, le travail au clavier se fait lentement, fermement au fond du clavier, dans une intention claire "d'apprendre aux mains ce qu'elles auront à faire". Il y a là une véritable intention d'apprentissage, avec le projet à moyen terme de disposer d'un moyen de retrouver la partition en quelques heures de travail, même si elle n'a plus été jouée depuis logtemps. Ces pratiques repoussent le moment du plaisir musical. En ce sens elles supposent d'accepter la frustration qu'impose cette conduite de détour, en conséquence elles sont contre- intuitives et ne s'acquièrent que par un projet délibéré. Construire cet "objet" moteur, produit des apprentissages incidents de connaissance de la partition qui peut permettre d'en construire une image visuelle et/ou auditive, mais pour que ces aspects prennent la place de véritables supports de mémorisation il faut avoir des activités qui les construisent pleinement.

L'oeuvre musicale comme "objet" sonore[modifier]

C'est une seconde évidence trompeuse. On peut connaître l'oeuvre par des enregistrements, et le fait de la jouer au clavier la crée comme objet sonore (encore que le fait de jouer puisse oblitérer dans une large mesure l'écoute de ce que l'on produit Cf. Rosen 1993). Mais cette connaissance, ou cette familiarité génèrent plus une mémoire de reconnaissance qu'une mémoire de rappel permettant de traduire l'écoute intérieure en jeu au clavier. Mémoire de reconnaissance signifie, qu'après avoir entendu le son je peux savoir si c'est le bon, je le reconnais. Cette mémoire de reconnaissance permet d'identifier les fausses notes. Mais pour le par coeur, ce qui est recherché, c'est une mémoire de rappel qui permet de produire les sons. Or si la direction appuis de touche -> production de son est triviale parce que mécanique, la direction inverse : écoute (interne ou externe) -> appuis de touche rencontre de nombreuses difficultés. D'une part la mémoire sonore doit être polyphonique, quand on sait la prégnance de certaines voix sur d'autre, la difficulté d'entendre des accords un peu complexes, on se rend compte que l'écoute interne détaillée est une compétence très experte et dont ne disposent pas tous les pianistes professionnels de notre échantillon. D'autre part la traduction instantanée au clavier est acrobatique pour la plupart des musiciens et ils n'en disposent pas à un degré d'efficacité telle qu'ils y feraient confiance pour retrouver instantanément la réalisation au clavier avec certitude et précision. Cet apprentissage de l'objet sonore, mis à part la familiarité produite par le fait de l'entendre jouée, ne peut se développer comme support de connaissance de l'oeuvre qui viendra en étayage des autres apprentissages qu'en la couplant avec d'autres activités : fondamentalement, le son peut être soutenu par la verbalisation des notes (chanter une voie en jouant la ou les autres, ce que font tous les pianistes professionnels), mais aussi par l'audition interne de la partition dans un travail hors clavier (activité relativement rare dans notre échantillon), ou encore en accompagnement d'un travail sur clavier muet, ou sur tout support matériel servant de clavier improvisé (jouer sur les cuisses ou sur une table par exemple). Paradoxalement, le résultat essentiel que l'on veut obtenir : la musique en tant qu'objet sonore, est le plus mauvais support pour une mémoire de rappel permettant de jouer l'oeuvre avec confiance et certitude.

L'oeuvre musicale comme "image visuelle"[modifier]

Mémoriser la partition, peut vouloir dire encore s'en construire une image visuelle. Cette possibilité existe, elle a donné lieu à des récits dont on ne sait s'ils sont avérés ou mythiques sur la capacité pour certains d'avoir une mémoire quasi photographique. Nous n'avons pas rencontrés dans notre échantillon de telles compétences. Il est clair que cette possibilité de visualisation peut se décliner à des niveaux de précision différents. Mais la construction d'une image visuelle utile pour le rappel, si elle peut tabler pour une part sur l'apprentissage incident lié au fait de lire et relire la partition, ne pourra susciter un rappel précis que si elle est subordonnée à un travail cognitif délibéré supplémentaire (il ne se fait pas automatiquement). Enfin il faut tenir compte que tous les sujets n'ont pas une habileté spontanée à se donner des images visuelles. C'est un fait qui est connu dans le domaine de la rééducation des enfants à l'orthographe (Dilts 90, 95, Loiselle 85, Malloy 89), pour certains ils faut leur apprendre à se donner une image visuelle pour pouvoir évoquer la forme du signifiant linguistique, qui est le codage de l'information la plus efficace pour écrire un mot correctement. Nous avons rencontré un pianiste qui avait dû apprendre à se donner des images visuelles, avec un succès encore très modeste. En effet, le minimum semble être de visualiser grossièrement les pages (voir si ce que l'on joue est sur une page gauche ou droite), certains situent les lignes, ou la position de certaines tournes, quelques uns visualisent les notes mais généralement une voix ou une forme de mouvement général, d'autres visualisent les accords, suivant qu'ils sont très noirs (accords dissonants avec des grappes collées du fait des intervalles de seconde) ou aérés. Aucun n'a la possibilité de lire dans sa tête à partir d'une image visuelle de la partition. La construction de l'objet "image visuelle de la partition" est rarement mentionnée comme but délibéré : deux pianistes le font spontanément, pour les autres leur position est ambiguë dans la mesure où ils en reconnaissent la nécessité mais n'ont pas construit d'activité dédiée à cet apprentissage. Aucun pianiste ayant des problèmes de mémorisation n'utilise d'image visuelle pour accompagner leur rappel. La visualisation même grossière du support écrit (la partition) de la spatialisation de l'écriture, paraît être un soutien incontournable du lien entre déroulement des actes moteurs et "parcours" de la partition (effet de carte). Tous les pianistes professionnels de notre échantillon savent à quelle page se situe ce qu'il joue, mais nous verrons que ce savoir n'est pas nécessairement un "voir en image" il peut être de manière complémentaire ou non le fruit d'un récit. D'un point de vue théorique, la traduction sous forme d'image mentale visuelle de la partition semble une connaissance particulièrement fonctionnelle pour aider le pianiste à savoir où il en est dans son exécution (en particulier il relaie et soutient la conscience dans les oeuvres à structures très répétitives, ou présentant des répétitions légèrement décalées). De plus c'est probablement l'information la plus à même d'assurer une anticipation de ce qui va être joué. C'est le propre du support visuel de privilégier la simultanéité de l'accès aux informations et donc de faciliter la prise d'information anticipée. En même temps, construire (apprendre) cette représentation visuelle est une activité très détachée de la focalisation principale (le clavier), en ce sens elle est difficile à mobiliser comme activité autonome. Elle suppose, soit de travailler la partition seule, en vérifiant au fur et à mesure en fermant les yeux que l'on se construit une image exacte de chaque page, sinon chaque mesure ; soit à partir du moment où le par coeur est suffisamment construit, de jouer au clavier en s'attachant à visualiser mentalement ce que l'on joue. La construction d'une image visuelle peut aussi porter sur la localisation des mains sur le clavier. Dans ce cas le pianiste dans son travail hors clavier peut visualiser l'image de sa ou ses mains en même temps qu'il joue sur ses genoux, et qu'il imagine le son qui devrait l'accompagner. C'est un exemple parmi d'autres, des couplages et des étayages entre modalités sensorielles support des différentes représentations de l'oeuvre musicale.

Les verbalisations de l'oeuvre musicale[modifier]

La partition peut encore faire l'objet d'une énonciation, d'un récit, d'un discours exprimé à haute voix. Ce faisant on fait appel à une nouvelle mémoire, y compris du point de vue neurologique ; on fait appel à un principe régulateur des déroulements d'action dans la mesure où le caractère séquentiel des actes s'harmonise au caractère également séquentiel du récit. Mais ce qui domine aussi ces verbalisations c'est qu'elles mobilisent le concept, qu'elles mobilisent différents plans
d'analyse et donc de dénominations qui individualisent les structures signifiantes de l'écriture musicale. - la verbalisation des notes. C'est un point que nous avons déjà cité. Il est peu structurant du point de vue de la réduction à des unités de mémorisation plus résumées, mais
il est la base d'une autre connaissance de la partition, et il est évident que pouvoir nommer de mémoire le sujet d'une fugue en permet la réalisation au clavier sans difficulté. Le point
délicat semble être de ne pas confondre la verbalisation à haute voix avec la lecture visuelle silencieuse, ou avec la traduction motrice du signe musical sans verbalisation de son nom. La plupart des pianistes intégrant cette lecture à voix haute avec un travail au clavier sur les
autres voix. Si la construction et la vérification du par coeur des notes verbalisées semble une base de sécurité très forte par rapport à la seule mémoire motrice ou auditive (musicale), en revanche le seul récit de la partition serait insuffisant s'il n'était pas encadré, soutenu par d'autres niveaux de descriptions structurant l'ensemble de l'oeuvre. - la verbalisation du contenant (structure spatiale de la partition). L'oeuvre musicale transcrite en notation musicale est "inscrite" dans une partition qui en tant que maquette typographique a des propriétés spatiales prégnantes. Si l'on prend comme unité initiale de description la page, l'oeuvre est répartie en un certain nombre de pages gauches et droites et chaque passage ou procédé d'écriture s'inscrit aussi dans cette dimension. Une manière de découvrir et d'apprendre la partition est de pouvoir décrire comment cette oeuvre s'inscrit dans la maquette, et de pouvoir en faire le récit à voix haute. Sachant que de même que le projet de dessiner un objet nous en fait parcourir les formes les arêtes et ce faisant nous le fait découvrir dans des propriétés qui étaient pourtant déjà devant notre oeil, la narration de cette spatialisation met à jour des propriétés remarquables de l'inscription typographique de l'oeuvre. Au delà de la page certains pianistes énoncent, avec la même intention, le nombre de ligne, le nombre de mesure par ligne. Cette mémorisation de ce que nous appelons le contenant peut aussi permettre un étayage de l'image visuelle de la partition. Mais le travail d'analyse peut encore se poursuivre. - la verbalisation des points de repères En deçà de cette description de la maquette peut s'opérer une analyse qui individualise les micro étapes de ce chemin de notes que le pianiste va parcourir pour jouer l'oeuvre. Bien sûr, il s'agit d'une métaphore, mais qui restitue assez bien le déroulement temporel du cheminement de mesure en mesure, de ligne en ligne. Cette analyse n'est pas celle de "l'analyse musicale" au sens classique et pédagogique du terme, elle est celle réalisée du point de vue de l'exécutant qui cherche à individualiser les microstructures et leur succession. Nous reviendrons plus loin sur la place de l'analyse harmonique et les macro structures de l'oeuvre qui ont un langage déjà bien défini, en revanche ici il s'agit d'un point de vue non standardisé, avec une verbalisation basée sur un vocabulaire souvent propre au pianiste. D'une part, il y a le travail de recherche des micro structures : par exemple "d'abord il y a une succession d'accord superposés aux deux mains jusqu'à la première mesure de la troisième ligne, ensuite une succession de groupe de quatre triples croches etc". Le but est d'identifier les singularités du chemin, de les nommer pour pouvoir les retenir, donc de les penser pour pouvoir les nommer. Dans la découverte initiale de la partition, ce travail peut se faire avant même de doigter et de déchiffrer l'oeuvre au clavier. Dans cette perspective sont nommés les tonalités, les changements de clefs ou de rythme, l'énonciation des nuances, mais aussi les repères de déplacements ou au contraire les pièges d'écriture qui font par exemple qu'une note écrite sur des lignes supplémentaires au dessus de la portée, en clef de sol, s'enchaîne sans déplacement avec la note suivante écrite, elle, dans la portée, mais avec le signe 8ve, indiquant de jouer à l'octave supérieure. Tous les accidents de terrains (relativement au point de vue d'un exécutant) sont ainsi identifiés, analysés, nommés. D'autre part quand le doigté sera stabilisé, le pianiste va rechercher des points de repère qui précédent, annoncent une difficulté, un changement important, une préparation décisive pour la réalisation. Cet ancrage va avoir valeur de préparation que le pianiste énoncera à voix haute, avant de l'intérioriser et de l'abréger, mais il va aussi avoir un effet d'amorçage pour le rappel en mémoire. La mémorisation de ces points de repère va constituer une grille de déclencheurs pour des séquences particulières. Le travail de recherche que nous avons entamé depuis sur la structuration initiale des partitions nouvelles montre qu'il y a là un soutien à l'appropriation de l'oeuvre et à sa mémorisation très puissant. - la verbalisation de l'analyse musicale de l'oeuvre. Il semble évident à tous les pianistes, même à ceux qui ne le font guère, qu'une connaissance de l'époque, du style, de la forme musicale, des caractéristiques d'écriture d'un compositeur permettent d'avoir une meilleure intelligence du texte et ainsi favorise la mémorisation d'une oeuvre que l'on comprend mieux. Il en est de même de l'analyse des grandes structures composant l'oeuvre, ou d'une analyse harmonique détaillée. Mis à part ce tout dernier point, la valeur fonctionnelle du reste paraît très indirecte pour ce qui est de la mémorisation proprement dite. Plus que faciliter la mémorisation, il semble que cela peut permettre en cas de doute de savoir avec certitude ce qui ne peut pas être écrit. Ainsi ce pianiste qui, pris d'une défaillance de mémoire, rajoute sans se troubler quelques mesures "à la manière" de Schumann pour rattraper la suite. L'analyse harmonique peut par contre servir de mémoire condensée : soit par la connaissance des accords et des procédés qui permettent facilement de reconstituer le tout, soit que des séries de notes arpégées se résument au nom de l'accord ainsi exploité évitant de mémoriser chaque note. Cependant dans notre échantillon de professionnels, l'exploitation de l'analyse harmonique est peu mobilisée pour la mémorisation. Plus troublant, elle peut être développée comme activité distincte de la mémorisation, sans mise en relation. Cette traduction verbale de l'oeuvre musicale a fait l'objet d'un traitement un peu plus détaillé que les précédentes, nous en résumons ici l'essentiel. Verbaliser, au sens de pouvoir énoncer à haute voix, a un rôle régulateur pour le déroulement de l'action ; pour pouvoir verbaliser, il faut pouvoir nommer ce que l'on décrit, et pour pouvoir nommer il faut d'abord en faire l'analyse (repérer, segmenter les unités), et faire l'analyse c'est découvrir pas à pas le détail de l'oeuvre musicale telle que la notation musicale nous la livre. Reste à mémoriser ces verbalisations et à les mettre en oeuvre dans le travail au clavier de manière systématique. Enfin, peut-être est-il important de souligner que l'on a affaire à une nouvelle mémoire du point de vue neurologique, puisqu'il s'agit de la mémoire d'un récit verbal.

L'oeuvre musicale comme objet expressif, émotionnel, ressenti[modifier]

L'oeuvre musicale, au fur et à mesure qu'elle est connue et maîtrisée, se construit encore comme une suite de moment expressifs, profondément ressentis, source d'un plaisir musical et d'une intention de "donner" à ce qui est joué un son, une émotion, une couleur. Cette dimension de l'oeuvre ne fait pas l'objet d'une recherche de mémorisation : aucun des pianistes interviewés n'en témoigne dans ces termes. En revanche, il semble bien que l'on ait là d'autres sources d'ancrages pour les microstructures de la partition, d'autres points de repères basés sur des émotions retrouvées, anticipées. Inversement, les pianistes travaillant des oeuvres qui ne les touchent pas ressentent comme une difficulté supplémentaire l'absence de cette dimension expressive émotionnelle.

en résumé[modifier]

Chaque objet composant une même oeuvre est distinct des autres : le fait de savoir jouer génère du son, mais le fait de connaître le son ne génère pas aussi directement les appuis de touches corrects. Chaque objet peut donner lieu à une activité d'apprentissage différente, mobilisant des expertises musicales différentes. Cette pluralité d'objets est importante à préciser parce qu'elle oblige à envisager une pluralité de mémorisation, éventuellement complémentaires, pouvant s'étayer réciproquement. Apprendre par coeur une oeuvre musicale pour un pianiste peut donc consister à apprendre par coeur plusieurs objets différents qui ne sont reliés que potentiellement. Certains apprentissages se font automatiquement par le seul fait de travailler au clavier, d'autres, comme la visualisation ou la verbalisation de la partition, l'audition interne, ne viendront se mettre en place que moyennant des activités d'apprentissage supplémentaires, délibérées, complètement différentes du simple fait de jouer sur un clavier.

Éléments de conclusions[modifier]

Dans les limites de cet article nous n'avons pas développé tous les points d'information que nous avons recueillis. Au point de départ notre attention était focalisée sur les procédés originaux de mémorisation que les pianistes pouvaient mobiliser, or au final cela ne semble pas le point essentiel. Lorsque le pianiste a besoin d'apprendre par coeur au sens quasiment scolaire, par exemple pour apprendre des morceaux contemporains, il fait comme tout le monde en fractionnant en petites unités, en se récitant à plusieurs reprises les notes jusqu'à obtention d'une récitation exacte etc. Le point essentiel est en amont de la mémorisation : non pas comment apprendre, mais d'abord quoi apprendre. C'est en réponse à cette dernière question que les informations que nous avons recueillies sont les plus différenciées puisque cette prise de conscience d'une pluralité d'objets à apprendre n'est pas également faite par tous les pianistes. Cette conclusion sera fortement corroborée par ce qui fait défaut aux pianistes (non professionnels) qui ne savent pas apprendre par coeur les oeuvres musicales, le diagnostic initial fera apparaître l'absence totale de certains objets, et la rééducation qui suivra sera centrée non pas sur le geste mental de mémorisation, mais sur l'organisation de ce qu'il y a à apprendre et des temps d'exercice propre à travailler chaque aspects et leurs relations. Pour se représenter l'activité de mémorisation des oeuvres musicales il faut donc la penser dans un espace à plusieurs dimensions :

  • tout d'abord la pluralité de ces objets qui composent une même oeuvre musicale ;
- mais pour chacun de ces objets va intervenir le degré d'organisation que le pianiste peut y introduire (plus un objet à mémoriser est organisé, moins il y a de choses à apprendre et plus il est aisé de les apprendre) ; la mémorisation est donc dépendante de l'activité d'analyse et de structuration de l'oeuvre ;
  • va intervenir aussi la texture sensorielle en laquelle nous nous représentons chaque objet : le travail au clavier engendre des images motrices , mais peut produire aussi des images mentales visuelles de la position des mains au clavier, ou des images auditives verbales de la dénomination intérieure d'un doigté ou d'un point de repère (Vermersch 1993) ; la lecture de la partition peut créer, de manière plus ou moins précise, une image mentale visuelle, pour certains ce sera peut-être plutôt une image mentale sonore musicale, ou une image sonore du récit de la partition. Il y a une multiplicité d'objets à mémoriser, mais aussi une multiplicité de traduction sensorielle aperceptive . Nous n'avons pas présenté ces points en détail, mais il sont éminemment complémentaires à l'analyse des différents objets ;
- plus que des procédés mnémoniques, l'important semble être la nature des activités que se demande le pianiste et la compréhension qu'il a de ce qu'il fait (niveau méta cognitif). Ainsi ce qui est mis en évidence c'est la pluralité des activités à la fois au clavier et hors clavier, à la fois centrées sur une dimension de l'oeuvre : la jouer, la lire, l'entendre intérieurement, en visualiser la partition ou le jeu au clavier ; mais aussi dans les couplages et étayages entre toutes ces activités : jouer en solfiant une partie, lire en ressentant les appuis de touche ou/et
en écoutant intérieurement le résultat sonore, jouer en visualisant la partition, jouer en verbalisant les micro structures et les points de repères. Mais il paraît important aussi de souligner la différence entre apprentissage incident et apprentissage intentionnel. Nous faisons l'hypothèse que ce point passe inaperçu du fait que ceux qui enseignent le piano ont subit une sélection quasi darwinienne, c'est à dire qu'en l'absence d'une pédagogie de la mémorisation, seuls ceux qui y avaient déjà quelques facilités ont pu accéder à un haut niveau et donc enseigner. Une pédagogie de la mémorisation supposerait de prendre conscience de la nécessité d'aider les élèves -qui n'y arrivent pas tout seuls- à apprendre à apprendre. Au total l'activité de mémorisation des oeuvres musicales paraît moins une activité de mémorisation qu'une activité d'apprentissage extraordinairement multiple, à la fois différenciée et complémentaire, qui en l'espace de quelques semaines de travail suivi engendre une mémoire de l'oeuvre avec simplement des périodes de tests où son exactitude est vérifiée.
Si l'on considère les applications à la pédagogie de cette direction de recherche deux aspects semblent importants:
. le premier concerne le conflit apparent entre travail au clavier et travail hors clavier, alors
que l'objectif de mémorisation souligne la nécessité d'une pédagogie des activités hors clavier ; . le second pointe la nécessité pour le professeur de s'informer des activités que l'élève déploie pour mémoriser son morceau. La difficulté est de s'informer sur la réalisation d'une activité mentale, donc d'une activité qui n'est pas directement observable et qui doit, pour être connue, faire l'objet d'une verbalisation. Nous retrouvons ici ce que nous avons rencontré dans d'autres disciplines : la nécessité de compléter l'observation que sait déjà faire l'enseignant des
activités et des résultats de son élève, par un apprentissage minimal de techniques de questionnement visant à l'explicitation des actions mentales.
Au plan de la recherche, les informations que nous avons recueillies sont encore incomplètes et de nombreuses questions sont ouvertes. Par exemple, le travail au clavier demanderait des études descriptives plus fines pour mieux comprendre les diverses formes de répétitions, leurs effets directs, les apprentissages incidents qu'elles provoquent, les conflits de critères entre familiarité des passages et connaissance effective stable. Nous avons beaucoup mis en valeur l'originalité du point de vue de l'exécutant en ce qui concerne l'analyse de la partition en micro structures, or ce domaine s'il est bien connu pratiquement, n'a pas fait l'objet d'études systématiques, ce qui est un manque quand on mesure l'importance de son rôle fonctionnel.
On pourrait imaginer étudier auprès de pianistes différents quelle analyse en micro structures ils font d'une même partition. Par ailleurs, la recherche sur les pianistes ayant des difficultés d'apprentissage mémoriel est un complément essentiel aux hypothèses que nous avons présentées. En effet, leur diagnostic et l'étude du processus de rééducation qui a suivi permettent de tester la validité de notre modèle. Cette présentation est une première étape.
Elle formalise un cadre de description et vérifie l'adéquation du cadre théorique issue de la psychologie cognitive pour rendre compte de l'activité de mémorisation des partitions. Cela devrait permettre d'élargir le dialogue avec les enseignants et les musiciens intéressés par ce problème, ils ont certainement beaucoup à apporter sur ce thème sensible qui cependant a si peu fait l'objet de recherches et de publications.

Bibliographie consultée[modifier]

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